Une journée à Don Marcelino,
Philippines
par Jacques Robert, p.m.é.*
Aujourd'hui, le soleil ne s'est pas
montré. Le temps est gris, tout est gris. La mer, en face de mes fenêtres,
respire profondément en vagues longues et espacées, et le ciel taciturne
joue un thème en mineur. Mon cœur est au repos, en diapason,
respirant en vagues longues et lourdes.
La paroisse de Don Marcelino, Philippines, où travaille Jacques
Robert, p.m.é.
Et je suis
doucement, comme imperceptiblement heureux. Heureux de mon sort, avec mon
monde, heureux de la vie. Tranquillement, comme on respire, sans éclat.
Paisible en mon Dieu. Heureux de rendre d'autres heureux, mystérieusement,
sans trop savoir comment ni pourquoi? Ça ne vient pas de ce que je me
sens vraiment utile par du travail en profondeur! En fait, je ne fais
que courir au plus urgent.
Je dois mettre la main à tout!
Je suis
encore seul en paroisse, et je dois mettre la main un peu à tout: conseil
paroissial, chargés de la Parole, responsables de chapelles, catéchètes,
charismatiques, écoles d'alphabétisation, programme d'agriculture et de
santé, administration, constructions et réparations, visite des chapelles,
ateliers de formation de toutes sortes dans les cinq zones, sans parler des
malades à l'hôpital qui veulent se faire délivrer des mauvais esprits qui
les affligent!
Visites d'écoles
Actuellement
j'essaie de visiter et de confesser les élèves de chacune des 14 écoles
élémentaires de la paroisse. Dans les prochains mois, j'irai aux trois écoles
secondaires. J'ai été très bien reçu dans toutes les écoles où je suis
allé, et j'ai eu droit à une excellente coopération, même de la part de
professeurs d'autres religions. Je rencontre individuellement chaque élève
à partir de la 3ème élémentaire jusqu'en 6ème, et au secondaire, tous
les élèves catholiques et souvent aussi ceux des autres religions. Cela
fait quelques milliers de rencontres en tout.
L'auteur, en visite chez un de ses paroissiens
Des célébrations de toutes sortes
Jusqu'à
maintenant, j'ai baptisé plus d'une dizaine d'élèves dans chaque école
visitée, dans le cadre de cérémonies qui ne se retrouvent pas dans les
livres de liturgie, avec beaucoup de gestes et de signes qui impliquent
toute l'école, et ça fait merveille. Depuis quelque temps, on me
demande aussi très souvent d'aller bénir des mariages dans les chapelles
éloignées; il est entendu qu'il doit y avoir un minimum de dix couples
pour que j'y aille. La demande de célébrations de mariage a augmenté
parce que les écoles exigent maintenant un contrat de mariage signé
des parents avant d'accepter leurs enfants dans leurs institutions. De
cette manière, les enfants auront au moins une date de naissance et un nom
de famille.
À
l'occasion du mariage, beaucoup de parents décident aussi de se faire
baptiser. Ces cérémonies de baptêmes d'adultes sont particulièrement
hautes en couleur locale. Ce n'est pas très profond comme motivation, mais
ils demeurent fidèles à leur décision, et avec le temps plusieurs
viennent à leur chapelle et s'habituent peu à peu à coopérer avec leur
communauté chrétienne. Qui suis-je pour décider des voies de l'Esprit?
La plage de Don Marcelino
Et vogue ma galère!
J'ai enfin à ma disposition une jeep Suzuki 4x4 et un
bateau pour la mer. J'ai donc décidé dernièrement de prendre le bateau
pour aller visiter les villages de Calian et Lamidan, au bout du territoire
paroissial. Selon le cas, quand je me déplace, je prends la jeep si la
route est carrossable ou la moto quand je suis seul. Mais cela ne m'empêche
pas de marcher beaucoup aussi pour atteindre des villages situés en dehors
de notre seule route qui longe la mer.
En traversant la rivière…
L'autre jour, pour aller à la fiesta de Cabasagan et y
visiter l'école d'alphabétisation, j'ai marché dans la boue en montagne
pendant sept heures, et j'ai traversé la rivière en crue pour un total
de… 48 fois! C'est un compagnon de route qui les a comptées, moi, je me mêle
trop facilement. J'avoue que ce voyage n'était pas bien sage. Il ne me
restait plus grand force au retour et je boitais comme le petit vieux que je
suis devenu quand j'ai fini par arriver à la maison. Lors de mes déplacements,
je traîne toujours avec moi un onguent de nitro, sauf que, cette fois,
c'est ma catéchète dans la quarantaine qui en a eu besoin!
Elle a trouvé que "l'esprit" de l'onguent lui avait fait
beaucoup de bien…
Compagnon prêtre recherché
Ce voyage m'a redonné l'occasion d'éprouver l'utilité
d'un bâton pour la marche. Je me prends à rêver que, si jamais un deuxième
prêtre se joignait à moi, le travail serait plus facile. Les gens éloignés
aimeraient bien que je reste plus longtemps parmi eux car
ils n'ont pas souvent de visite. Et j'aurais le temps d'apprendre
leur langue, ce qui ferait toute la différence au monde.
On a des catéchètes courageuses!
Pendant la période des Fêtes, j'ai été invité à
un "party" de Noël avec les catéchètes, à la plage blanche de
Bolata. Elles avaient toutes un peu hâte de revenir à la maison; le
lendemain était un dimanche et plusieurs avaient leurs enfants à la maison.
Elles sont quand même venues, de tous les coins de la paroisse, et sont
retournées chez elles dans le courant de la même journée. Quel courage!
"J'ai
été invité à un party avec les catéchètes, à la plage blanche de
Boluta..."
Vols de nuit
Les gens d’ici sont victimes de beaucoup de vols.
Nos pêcheurs se font souvent voler leurs moteurs et leurs agrès de
pêche, surtout par les temps de lune noire. Depuis deux ans, c'est plus de
40 moteurs qui ont été subtilisés seulement dans notre baie.
"Nos
pêcheurs se font souvent voler leurs moteurs et leurs
agrès de pêche, surtout par les temps de lune noire."
Une police sans malice
La municipalité ne sait toujours pas quoi faire. Pour
poursuivre les voleurs, la police s'est fait construire un bateau doté d'un
moteur hors bord de 30 CV. Ils
l'ont peinturé tout blanc, pour être bien certains, je suppose, d'être
vus de loin par les pirates qui pourront ainsi se sauver avant leur arrivée…
En plus, pour se donner confiance, ils ne patrouillent pas à moins
d'être une dizaine dans l'embarcation, si bien que leur pauvre bateau a
toutes les misères du monde à avancer. Cela coûte très cher d'essence,
et ce sont les pêcheurs qui doivent la payer. Ces derniers n'osent plus
sortir. Ils ne se sentent pas
protégés. Ils disent savoir
que les pirates sont des moros car
ils laissent la nourriture dans le bateau volé lorsque c'est du porc, et
les cambriolés affirment que leurs voleurs
parlent tausug, la langue
de ces gens.
Divisions dans la vie politique locale
En mai prochain, nous aurons des
élections. Le processus est en
marche pour le jour du scrutin. Ma
paroisse sera terriblement divisée. Ça commence déjà. Une candidate à
la mairie, fille d'un ancien professeur à l'Ateneo de Davao, est
actuellement présidente de l'association des chefs de Barangay. Elle est
aimée et populaire auprès des gens simples et pauvres et de tous les
natifs. Elle a 64 ans et visite constamment les montagnes jusqu'aux villages
les plus éloignés, grimpant lentement toutes les pentes abruptes. Ça lui
prend une heure de plus que moi pour arriver, mais elle arrive quand même,
et souriante, en forme. Elle parle couramment le manobo et le bilaan. Elle a
fait installer l'eau courante dans plusieurs villages, des robinets
communautaires alimentés par des tubes de plastic.
Pour sa part, le maire actuel,
ancien administrateur des Jésuites, reçoit l'appui des planteurs, des gens
des villages et des politiciens en recherche de poste. Son épouse est notre
très active et appréciée présidente du conseil paroissial. Avec ses
relations à la municipalité, elle obtient tout ce qu'elle veut. Nous avons
donc deux candidats catholiques et proches de l'Église. J'ai mes préférences
mais Il faut que je reste absolument neutre dans tout ça, fonction oblige
La pauvreté, toujours présente
De ces temps-ci, mes gens sont plus pauvres que jamais.
Le prix du copra a tellement baissé que beaucoup seront endettés
pour longtemps. Ils viennent à moi en dernier recours, juste pour voir s'il
n'y aurait pas moyen d'emprunter un tout petit peu d'argent, peut-être pris
du fond de leur communauté chrétienne. L'un, c'est pour sa fille qui vient
d'enfanter son premier bébé et n'a pas un sou pour acheter des médicaments;
l'autre, c'est pour acheter un uniforme à son garçon pour qu'il puisse
continuer d'aller à l'école. Tant de souffrances qui me font souffrir à
chaque fois.
"J'ai
aidé pour les médicaments qui sont tout à fait hors de leur portée.
Il y a tellement de monde à aider..." L'auteur, en visite chez
Annabelle, une catéchète et jeune mère de 7 enfants. Un de ses
garçons s'était brûlé le bras en renversant un chaudron bouillant.
La vie s'exprime avec éclat
Un soir de décembre dernier,
j'ai entendu des boums dans le village. À l'approche des fêtes de Noël,
des enfants avaient commencé à se faire des canons en bambou. Ils y font
couler quelques gouttes de kérosène, soufflent à s'époumoner dans le
tube et y mettent le feu par l'orifice d'en haut, et ça explose joyeusement,
tout comme leurs désirs et leurs rêves, en bruit, en feu et en fumée. Le
bruit s'entend à des lieues à la ronde et tout le monde sourit. C'est la
vie qui s'exprime avec éclat.
Mon voisin et sa vache qui a mal à la patte
Hier, j'ai remarqué un de mes voisins, qui a tenu la
corde de sa vache et l'a regardée
brouter une bonne partie de la journée, comme il le fait d'ailleurs tous
les jours, depuis des années. Ce jour-là, sa vache avait une guenille
attachée à la patte arrière gauche.
À quoi mon voisin a-t-il rêvé toute la journée? Quel drôle de
spectacle que de la voir en bas de la pente avec sa vache à ses côtés.
Et moi qui m'esquinte à essayer de voir à tout et à tous, sans
perdre une minute. Où donc est la sagesse dans tout ça? Et le bonheur?
Au soir de ma vie, je prie
pour les petits
Sur ces réflexions, la journée s'est écoulée… La
paix du soir est tombée, enveloppant toutes choses de son manteau sombre,
alourdissant gestes et
paupières. Les poussins
se sont blottis sous les ailes de leur mère, et les enfants inquiets de la
noirceur se sont accrochés à la jupe de maman,
Mois, je m'abandonne à la brunante de ma vie. Je n'ai pas d'enfants,
ni de petits enfants. Pourtant, j'en ai tellement pour qui je m'inquiète et prie,
au soir de ma journée, au crépuscule de ma vie... ¦
"Je
m'abandonne à la brunante... et je prie, au soir de ma journée..."
*
Natif de Montréal, Jacques est aux Philippines depuis 1962, curé à
Don Marcelino, au sud de Davao.
Nos
tenons à remercier
la reveue des Missions Etrangères pour l'autorisation de re-publier ce
texte. Le site de la revue peut être rejoint à l'adresse: http://www.smelaval.org